Le 29 août 1965, un cinéaste amateur filme le pardon de la chapelle de Loc-Ildut dans la campagne de Sizun. Il montre bien sûr les rites religieux : l’affluence des fidèles sortant de la chapelle, les très nombreux prêtres, la procession des statues, des croix et des bannières. Il s’intéresse aussi à toute la partie profane : le repas champêtre, les crêpes, les chants, les danses, la lutte bretonne ou le lever de perche...
Le 29 août 1965, un cinéaste amateur filme le pardon de la chapelle de Loc-Ildut dans la campagne de Sizun. Il montre bien sûr les rites religieux : l’affluence des fidèles sortant de la chapelle, les très nombreux prêtres, la procession des statues, des croix et des bannières. Il s’intéresse aussi à toute la partie profane : le repas champêtre, les crêpes, les chants, les danses, la lutte bretonne ou le lever de perche. Les images donnent l’impression d’un déroulement traditionnel et il est vrai que les pardons des églises et des chapelles ressemblent à cela depuis des siècles : le pardon est la fête de la communauté que forment les habitants d’une paroisse, les résidents d’un « quartier » attaché à une chapelle, les pèlerins d’un sanctuaire rayonnant sur une petite région. Le pardon est un moment de convivialité qui resserre les liens autour d’éléments communs : la mémoire du saint patron, des réjouissances collectives, le rassemblement des familles et du voisinage, l’oubli de ce qui a pu diviser les uns ou les autres au cours de l’année écoulée. Les images du film montrent que la foule est au rendez-vous : les visages sont ceux des habitants du cru, de tous âges, hommes, femmes et enfants. Leurs sourires ne trompent pas : pour tous, le pardon est un moment de plaisir collectif.
Pourquoi le cinéaste a-t-il éprouvé le besoin de fixer sur la pellicule ce déroulement apparemment sans surprise ? Peut-être parce que, justement, ce pardon n’est pas aussi traditionnel qu’il n’y paraît. C’est en effet la première fois qu’il a lieu sous cette forme à Loc-Ildut. Jusqu’alors, il n’y avait qu’un petit rassemblement qui ne concernait que les voisins immédiats, avec une messe et une procession mais sans costumes ni danses. A partir de 1965, la fête change d’échelle et, partiellement, de nature. Elle est toujours religieuse et communautaire, bien sûr, mais elle affiche davantage l’identité et la culture bretonnes : les saints locaux, les prières et les chants en breton (depuis l’année précédente, il est possible de dire la messe en breton), les bannières et les croix du patrimoine local, les costumes, les danses et les jeux traditionnels. Alors que la Bretagne se francise et se modernise rapidement depuis l’entre-deux-guerres, le souci de ne pas perdre les racines se fait sentir de façon plus aiguë. En 1965, tout le monde parle désormais le français, les hommes ont abandonné le costume traditionnel et seules les femmes âgées portent encore la coiffe. Chacun devine que l’évolution est inéluctable mais c’est justement pourquoi il est important que les jeunes puissent, le temps d’une journée de fête, revêtir les vieux costumes, participer aux danses, voire les accompagner en chantant en breton (kan ha diskan). Pour tout cela, le pardon se prolonge en soirée par un fest-noz qui est, lui aussi, une innovation dans notre secteur… Loc-Ildut 1965 n’est donc pas un pardon ordinaire : c’est une fête profondément rénovée, pour que les traditions puissent continuer de se transmettre dans un monde qui évolue rapidement.
Et le tourisme dans tout cela ? Le cinéaste de 1965 n’est pas un étranger au milieu local : c’est un prêtre de Sizun, l’abbé Créac’h, qui veut avant tout garder la mémoire d’un événement important pour la paroisse. Ses images ne montrent guère de touristes et cela peut surprendre car les visiteurs devaient être assez nombreux à découvrir les enclos en cette fin d’été 1965. Depuis longtemps déjà, les pardons attirent les touristes, en particulier en bord de mer. Dès le début du 19e siècle, les voyageurs en quête d’émotions esthétiques fréquentent volontiers les chapelles et les pèlerinages pour admirer la variété des costumes, la beauté des « enseignes » (croix, statues, bannières), l’originalité des traditions. Un tel spectacle inspire volontiers hommes de lettres et artistes : écrivains comme Anatole Le Braz, poètes comme Tristan Corbière, peintres comme Paul Sérusier, musiciens comme Camille Saint-Saëns. Vers 1900, à l’heure où Paris fredonne la Paimpolaise de Théodore Botrel, chacun connaît « Paimpol et sa falaise, son église et son grand pardon… ». Pour découvrir « l’âme » de la Bretagne, rien de tel que de voir un pardon, fête emblématique de la province ! Le futur résistant Jean Moulin ne manque aucun pardon de Sainte-Anne la Palud dans les années où il est sous-préfet de Chateaulin (1930-1933) et il y puise l’inspiration de plusieurs de ses dessins et gravures.
Rien de tel pourtant, à cette date, dans le « pays des enclos paroissiaux ». Les visiteurs font pourtant déjà partie du paysage, en particulier depuis l’achèvement de la ligne de chemin de fer Paris-Brest en 1865. Mais les premiers guides touristiques les orientent d’abord vers les « calvaires » remarquables, les clochers « orgueilleux » et les ossuaires « étranges ». La qualité et l’originalité des monuments attirent bien davantage, chez nous, que les pardons dont il faut reconnaître qu’ils sont alors peu spectaculaires. Ici, pas de pèlerinage de grande envergure : Le Folgoët, Rumengol, Saint-Jean-du-Doigt sont situés en dehors de notre secteur. Quelques chapelles mariales ont connu un grand renom dans le passé – Lambader au 15e siècle, Berven au 16e siècle – mais leur rayonnement est beaucoup plus local au milieu du 20e siècle. Les pardons des églises paroissiales se limitent à une procession extérieure en l’honneur du saint patron. Par rapport à la Cornouaille ou au Vannetais, les pardons du Léon souffrent peut-être aussi de la relative austérité du costume masculin ou féminin. De même, les réjouissances y sont plus retenues, moins spontanées. Dans les pardons du Léon, contrairement à la Cornouaille, il n’est pas question de danser jusqu’aux années 1960 : le clergé, très influent, veille à l’interdire car cela semble alors une profanation d’un jour saint. On comprend donc que, jusqu’à une date assez récente, les pardons du pays des enclos se soient peu signalés à l’attention des « étrangers ». La procession du pardon de Saint-Thégonnec a fait l’objet d’une gravure dès les années 1840 mais il faut attendre la Belle Epoque pour voir des cartes postales représenter, pour la première fois, des processions de pardons paroissiaux comme celui de Saint-Sauveur. A cette date, on chercherait vainement les touristes.
(Cliché Archives départementales du Finistère, FRADO29_2FI262_003 – téléchargeable en ligne sur le site des Archives départementales)
Le vrai tournant s’opère dans les années 1950-1960 et mêle plusieurs phénomènes. D’une part, les « enclos paroissiaux » – ainsi les désigne-t-on depuis la fin des années 1920 – deviennent une attraction touristique majeure : les visiteurs sont de plus en plus nombreux, des plaquettes illustrées sont publiées à leur intention, un « circuit des calvaires » puis « des enclos » est proposé, des ossuaires sont transformés en lieu d’accueil et d’exposition (à Sizun, la mutation s’opère en 1965, la même année que la relance du pardon de Loc-Ildut). D’autre part, les pardons évoluent et s’affichent plus que jamais comme une vitrine exceptionnelle de la culture bretonne. Les jeunes générations qui se retrouvent au cercle celtique y expriment une fierté bretonne qui contraste avec le complexe dont avaient souffert leurs parents ou grands-parents. Et c’est ainsi que ce renouveau breton des pardons rencontre naturellement l’intérêt du public extérieur de plus en plus nombreux et sensible à la vague celtique qu’illustre, dans ces mêmes années, le succès d’Alan Stivell. L’intérêt croissant pour le patrimoine, à partir des années 1980, joue dans le même sens : les pardons sont souvent la seule occasion de sortir bannières anciennes et précieux reliquaires, tout comme de faire vivre des chapelles restaurées avec soin par des associations de quartier. Les records de fréquentation qu’atteignent de nombreux pardons des années 1980 sont le reflet de ces convergences. Touristes et appareil-photos se multiplient sur le parcours de processions de plus en plus souvent « costumées ». Sur ce point, l’exemple de Loc-lldut (célébré aujourd’hui le dernier dimanche de juillet) a été imité par plusieurs autres pardons des environs comme Sainte-Anne de Lampaul-Guimiliau (3e dimanche d’août) ou Bodilis (15 août). Les pardons sont annoncés dans les attractions touristiques de la saison, non sans susciter parfois la controverse : que deviennent la spontanéité et l’authenticité de la fête quand celle-ci est vue comme un spectacle par une partie des participants ? Rien de plus injuste, pourtant, que de réduire les pardons à un cliché pour touristes. La majorité d’entre eux a lieu en dehors de la saison estivale et les habitants des environs y sont toujours les plus nombreux. Si les processions costumées ont un sens, c’est d’abord pour les « gens du coin », émus et fiers de voir porter les habits de leurs grands-parents. Dans les pardons de l’été, les touristes sont évidemment présents : il n’est pas rare qu’un mot d’accueil leur soit adressé en anglais ou en allemand au début de la messe. Les locaux sont ravis de les accueillir, y compris parmi les porteurs costumés de la procession, les convives du repas champêtre ou les danseurs improvisés de l’après-midi. Ainsi la convivialité du pardon, jadis centrée sur le voisinage immédiat, s’élargit tout naturellement aux visiteurs de l’été.
Auteurs : Danielle Le Roux, bénévole de la commission patrimoine de l'OTI du Léon et Georges Provost, Maître de conférence, Université Rennes 2.